Petite sœur des technoparcs : détester les adieux

Abandonnés, nous traînons nos carcasses sur le trottoir
Le bar se vide, peu à peu
Lumière et substance humaine
Nous continuons à nous mentir
Avec plus de conviction
Nous savons que dans l’ombre
Nos mensonges prennent une autre saveur
A cette heure de la nuit il n’est plus temps pour les mots clairs
Mais pour les tentatives de corruption

Nous ne nous connaissons pas
Nous ne nous comprenons pas
Nous nous observons seulement
Avec la curiosité des animaux en cage
Nous avons un notaire en commun, un héritage
Organique et salé
C’est ce qui nous trouble secrètement

Cette nuit n’est pas à nous, mais nous l’avons forcée
En réparation de notre ignorance préméditée
Ils nous ont cachés l’un à l’autre, ils nous ont menti
Ils nous ont privés l’un de l’autre
De cette réponse positive à cette question anodine
Que se posent les enfants entre eux

La solitude
Toute notre vie, nous l’avons crue vraie
Mais nous n’étions pas seuls
Nous n’avons jamais été seuls
Et maintenant nous attendons
Que l’autre esquisse le prochain mouvement
Le mouvement acéré et radical de l’égarement

Nous sommes ivres dans le silence de la nuit
Nous nous dévorons des yeux
Pour détruire la solitude qui nous habite
Les passants nous prennent pour des amants
Ils ne font pas attention à nous
A cette heure, il n’y a plus que des amants dans les rues

Nous sommes déterminés
A tracer entre nous cet itinéraire
Corrosif et dérangé
Peu importe le jeu auquel nous jouons maintenant
Mille plateaux éperdus
Sauront nous satisfaire

Tu tends vers moi une main pleine de défi
Il n’y a plus de place pour les négociations
Le temps perdu corrode nos gestes d’enfants non réalisés
Les transforme en tactique de l’avidité
Qui galvanise notre sens de l’aveuglement
Et tout est sans limites

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
Pour de plus amples informations, ou pour lire des extraits de cet ouvrage, voir la page qui lui est consacrée sur le site d’ÉLP éditeur.

Petite sœur des technoparcs: sept minutes pour un objet inanimé

Dans l’habitacle de la voiture, la buée nous blinde
Contre toute
Agression extérieure

Depuis toutes ces heures que je te fixe
Et toi, même pas
Un regard

(mais ça va changer)

Le jour se lève gris et bleu
Avec son cortège d’atrocités
Et toi

Je peux flairer ton malaise
Jusque dans les recoins
De ta peau

En dessous des vapeurs d’alcool
Et des cendres de cigarettes
Que tu m’as volées

(toute la nuit)

Quand je me penche vers toi
Vicieusement
Pour ouvrir la boîte à gants

Alors s’éclaire ton regard
Quand tu aperçois
Le calibre

Et je ne peux pas m’empêcher
De te regretter
Encore

Acérée
Percluse
De convoitise

Je l’aurais voulu
Pour moi
Ce regard

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
Pour de plus amples informations, ou pour lire des extraits de cet ouvrage, voir la page qui lui est consacrée sur le site d’ÉLP éditeur.

Petite sœur des technoparcs: versatile palais

Premier couteau : des poussières s’entassent sur les rêves que tu mets en œuvre, chaque matin, avant de te pousser, encore une fois, vers la sortie.

Les milliers d’heures passées à ramper dans ton laboratoire ne te font jamais rien gagner. Le monde tourne et s’affaisse, jusqu’à ce que ton univers se résolve à des allées tracées au cordeau. Jusqu’à ce que nos trajectoires se coupent.

Je ferai de toi une torchère
Je ferai de toi une pulsion de meurtre
Je ferai de toi le fiel de nos nuits glacées
Petite chose fragile
Dans les yeux de qui pourtant
Feulent des dragons éthérés
Irréductibles

Je connais bien la transe des déglingués du système
Je connais plutôt bien les trottoirs-caveaux de cette ville

Qui dépasse toutes nos espérances
En termes d’anesthésie locale
Et de divertissement avilissant
Je connais bien les regards codés entre les deals
Les mots qu’il ne faut surtout pas dire
Les tunnels entre lesquels se tapissent quelques impasses bien senties

Tu ne m’appelles jamais, pour ne pas avoir à entendre ta propre voix me supplier de tirer quelque chose d’humain de toi. Mais je sais que tu attends.

Je suis programmé pour sentir. Il y a tellement de choses que tu ignores sur toi-même. Comme ce léger désespoir qui t’étreint quand je raccroche en te refusant un créneau. Trop de taf.

Comme ce vertige qui te plombe au cuir de ma caisse, quand je t’évade de ton labo, en me pointant aux heures où je sais qu’il ne demeure de toi qu’un reste.

Comment aborder ces nuits ? Elles sont tiennes, pour autant que je sois leur pilote. Rares, assez pour te tenir. Elles sont colorées et brumeuses, comme le cristal soufflé qui entre tes mains tangue. Elles sont silencieuses, quand tu t’effondres sous la menace de me faire une confidence, une seule.

Des trans à qui tu plais te font la cour sur les velours cramoisis des bouges où je t’emmène : ta distance soignée d’ingénieur maquillant ton incompétence sociale les excite. Ils te frôlent de leurs serres vernies et chargées de joyaux. Leurs sourires de nacre, acérés, te protègent du deuxième cercle, plus turbulent, des jeunes garçons qui me servent de faire-valoir. Les trans ne laissent pénétrer les curieux qu’au prix d’un moment de grâce, sous une forme ou sous une autre. Les plus avides sont prêts à payer de leur personne pour flairer la créature qui m’accompagne. Une créature diurne. Mon antithèse. Présentée comme telle. Puis nous fuyons.

Un autre genre de labo nous attend, les fois où, étourdi, j’oublie de me ravitailler en suffisance. De ces petits génies de la chimie récréative, je ne suis ni le client, ni l’obligé. Je suis celui qui protège, celui qu’on paie, à qui on ne refuse et rien et devant qui on ferme sa gueule. De tels silences se savourent. Toi, tu ne t’autorises jamais aucun écart : tes maîtres, attentifs à leur investissement, mesurent, tous les quinze jours, tes tentatives de t’amuser. Une urine irréprochable est condition à ton salaire. Seul l’alcool trouve grâce à leurs yeux, encore faut-il n’avoir pas dérapé la veille sur un flacon.

J’aime ce regard troublé qui me dévore timidement, quand tu te laisses aller à devenir l’unique témoin de mes défonces. J’ignore toujours lequel de nous deux apprécie le plus cet instant d’abandon bien tempéré.

Un peu plus tard, des jeux s’enchaînent sur les vagues territoires de mes petites affaires. Tu côtoies les silhouettes de mes nervis, découpées par les lumières des rares halogènes qui les tolèrent. Ils sont organisés comme les chiens, en meute. Ils sont faciles à dompter. Ils craignent la main qui les affame. Mais ils savent mordre. Tu ne les gênes pas. Ils apprécient ton silence trempé d’ignorance de leur biotope, de leurs codes, de leurs cavales. Quelque somptueux mystère alimente ton titre de techno-spécialiste barbare. Une sourde intimidation nourrit ton lignage, qui se confond avec le mien. Aussi longtemps que tu viendras flâner en mon préau, aucune chance qu’ils viennent te tirer ta corde à sauter, petite fille.

Tu connais ainsi les fruits des ramures souterraines que j’habite. Ils ont l’écorce lisse et durcie des grenades, acides, rongés de pépins d’acier, gorgés du sang des disqualifiés. Tu connais, aussi bien que moi maintenant, les longues virées dans les voitures qu’on me prête, jamais les mêmes, mais toujours luxueuses, pour bien se démarquer des asphaltes en dèche que nous arpentons sans cesse, à n’importe quelle heure de la nuit. Je t’emmène partout où je vais, t’ouvre toutes les portes de mon versatile palais, te laisse voir tout ce qu’il y a à voir, entendre tout ce qu’il y a à entendre. Je suis à nu, même si tu l’ignores. Contrairement à ce que tu imagines, je n’ai pas de secret pour toi.

Les rares hommes en qui j’ai toute confiance me mettent en garde contre toi, contre ta génétique du jour, contre ton innocence morcelée qui, selon eux, sont des menaces. Ce qu’ils ignorent, c’est que c’est moi que ton innocence morcelle.

Des jours entiers à repousser l’échéance
Des nuits vides
Des temps morts qui se succèdent
Je n’ai pas la réputation d’être patient

L’ombre la plus opaque masque l’imminence du jour, qui nous voit rôder, une dernière fois, vers tes froids quartiers par lesquels tu me forces à transiter. Le temps de te déposer chez toi, saine et sauve, après avoir vagabondé sur les aires les plus déroutantes, les plus hasardeuses, les plus nocives à ta nature sibylline. Tu me salues d’un geste fatigué et vaguement nerveux, toujours le même, toujours insuffisant.

J’attendrai le jour, cette fois, pour venir te cueillir à ton arbre assiégé par son enclos biométrique. J’irai saigner son tronc pour le vider de son essence et le laisser pour mort. Plus de sophistiqué labeur pour t’engloutir, plus de titre abscons auquel s’agripper, plus de colloques ineptes, plus d’articles suintant le désespoir solitaire et l’onanisme du chercheur. Une épine dorsale en moins, tu auras certainement quelque rancœur, quelque haine déchaînée à mon égard. Tu auras même peut-être quelque geste déplacé, violent, mais bien vivant. De ce geste, je saurai quoi faire. Je le prendrai comme un cadeau. Le tout premier d’une longue série

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
Pour de plus amples informations, ou pour lire des extraits de cet ouvrage, voir la page qui lui est consacrée sur le site d’ÉLP éditeur.

Petite sœur des technoparcs: prélude

Dragons forcenés au détour d’une nuit sans ailes, les brouillards agiles s’entorsent dans la tornade d’un climat de béton.

Dans le doute, d’incertains cendriers froids se remplissent, tout au long d’une patiente stance qui attend son fumeur.

Des rigoles dégoulinent les hululements des girls, qui piaulent, alarmant le chaland.

Le feulement des néons cuit les façades tendues de nuit qui t’accueillent, pluvieuses.

Fendant quelque foule anonyme et gainée de nylon tissé, de soie et de cuir, tu frôles des bêtes irrépressibles aux talons comme des poignards.

Leurs regards mouillés et luisants font suer des rivières de charmes sur leurs joues rosées, mineures et camées.

Le chef dolent, le cil abaissé, tu masques tes examens, celant sous le professionnalisme, l’avidité.

Le cerbère oblique et black t’a détecté à la volée, et il te cède, en ennemi complaisant, la priorité réservée aux crevures.

Dès lors, les tafeurs de la nuit garderont par devers eux leur joie de vivre.

La déesse du vestiaire te payera d’une froide œillade ton assidu sourire glacé.

Les amas compacts qui s’entrechoquent dans les basses t’ignorent, et leur grâce chaloupée te fait vaciller.

Peu importe : les affaires reprennent.

Des murmures ourdis aux oreilles attentives, d’imperceptibles fixations, des protections engagées, des dettes contractées se succèdent. La routine.

Une espèce de contact programmé et sans intérêt retient seulement ton attention.

Une légère incursion dans un univers étrange et vide, celui du jour. Elle vient de là.

Tu lui jettes quelques sourires de contrefaçon pour te débarrasser de la fade personnification de ton ennui le plus rude.

Mais, curieux de nature, tu enquilles pour évaluer la résistance du spécimen.

Quelque chose se produit, dans cet échange stupide.

Des miroirs qui s’épanchent dans ses gestes, dans ses hésitations.

Des reflets qui se traînent aux contours de sa voix, de ses alcools.

Des résonances qui s’ancrent dans ses silences, dans sa vigilance souterraine.

Des instants fébriles reviennent à eux, à l’intérieur de tes souvenirs vitrifiés, amputés.

De tes dépendances, tu imagines une filière humaine, soustraite à toi, à ta trajectoire-limite.

Tu te prends au jeu de l’exploration, partielle et tentaculaire.

Tu écoutes.

Tu cherches les fondamentaux, ces pyramides bardées de barbelés qui t’éblouissent et qui te fournissent un prétexte pour rempiler.

Et tu les trouves.

La nuit s’érode et le palier salé du club se tranquillise, fané.

Tu ne comprends pas la stupeur qui luit à sa surface, quand tu évoques vos futurs probables.

Tu avais dû mal régler tes indifférences.

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
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Si mes jours étaient aussi dangereux que tes nuits: par camions entiers

Dans les atermoiements du miroir il se relève
Un instinct de dévoration rythme
Comme la bande son de ses nuits
Les séquences syncopées de ses visites
Aux fourgues, aux dealers, aux macs, aux filles
Aucun regard qui ne soit programmé
Pour intimider
Ou pour fuir
Aucun mouvement qui ne soit esquissé
Pour défendre
Ou pour nuire

Une vie de codes
Des heures d’échanges vides
Plus aucun rêve
Qui ne vienne se briser
Sur l’échancrure
D’un décolleté
Ou la traînée blanche
D’une voie lactée
En provenance
De Colombie

Par camions entiers

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
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Pélican

Il est un oiseau des orages
Qui fend silencieusement la nuit
Ramassant des rêves égarés
Quand l’aube demeure un horizon incertain

Des heures à attendre sous un soleil de plomb
Pour attraper quelques exocets froids
Pour les oisillons qui chantonnent
Des comptines cruelles en se bagarrant

Sous la plume immaculée de son vol de velours
Des trajets infinis défilent
Et entre les forteresses de glace et de neige
Il les guide, d’un amour concentré

Du coin de son œil de pierre
Du fil de son bec acéré
Oiseau à la démarche incertaine
Mais au plumage bien trempé

Papa pélican veille
Entre les rameaux de la nuit
Sous les averses de l’aurore
Et dans les rayons de midi

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
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Wagon vanille

Sur mon chemin de fer à l’issue de la nuit
Vers la sombre carrière aux creux logiciels froids
Je passe ce wagon couleur houblon et suie
Avec dans mon écharpe un écho de vos voix

Qui dit que la couleur de ce tank est bourbon
Wagon vanille ainsi, vous l’avez baptisé
Tendre lueur pour moi, pendulaire au néon
Et ce nom, il clignote à mon ciel hébété

La somptueuse aurore élude vos prénoms
Dans le manteau bleui de la nuit qui s’abîme
Étincelle nocturne ornant tous nos donjons
J’entends le lieu secret de vos chansons infimes

Retour crépusculaire où l’absence est un rêve
Je revois le wagon noyé sous la pluie d’or
Comme dans un miroir j’entends tinter vos trêves
De fiers garçons armés de regards météores

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
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Enfant lion (remix)

Un ciel bas s’accroche aux ramures de la nuit
Quand l’âpreté du jour feint les ors qu’il surveille
Au moment où mes rêves échangent les prairies
Un cri humain s’enfuit de ta gorge vermeille

De longues étincelles dans tes prunelles d’iode
Viennent illuminer la chambre au crépi vert
Quand au cœur du vertige le sommeil noue sa corde
A laquelle tu grimpes acrobate à l’envers

Ton pas silencieux dans la cour aux miroirs
Fait vibrer les carreaux de marbre aux yeux d’argent
Et sous le voile écru de l’ombre que tu ploies
L’aube de sang violet te laisse indifférent

Tous ces mots chantonnés créés de toutes pièces
Quand tu choisis enfin de te joindre à la chasse
Résonnent d’un écho nacré plein de paresse
Un reflet rémanent qui révèle ta trace

Fauve opale aux éclats affûtés et polis
Inflexible et gracieux pareil à la lumière
Qui éclaire tes yeux d’un sourire aguerri
Tu me fais tes adieux en riant, lion de pierre

Dans la brume du train qui se rend nulle part
Tes contours chantournés de jade et de zircon
M’accompagnent partout car de partout je pars
Pour retrouver les bras tendus de l’enfant lion

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
Pour de plus amples informations, ou pour lire des extraits de cet ouvrage, voir la page qui lui est consacrée sur le site d’ÉLP éditeur.

Fenêtre (remix)

Cargo noyé dans un éclair
Déploie ses étincelles inertes
Vaisseau errant des nuits entières
Entre ivresse verte et sieste alerte

Silence nocturne sur la montagne
Planant doucement dans l’or lacustre
Lagon alpin teinté de hargne
Réfléchissant des sphères vétustes

Astres-miroirs dans tes prunelles
Et sous la foudre de l’aurore
Ouvre les bras d’un long sommeil
Et la fenêtre qui rêve encore

C’est le matin teinté d’orage
Les lions d’argent sous leurs draps morts
Murmurent déjà leurs chants de rage
Dans leur berceau de pierre et d’or

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ALINE JEANNET

Des loups sur un arbre, ÉLP éditeur, 2018, 3,49 € – 4,59 $.
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